Le mari de Caroline ne rentrait jamais avant neuf heures. Il prenait des rendez-vous jusqu’à sept heures et demie du soir au prétexte que 1) il était nouveau dans le bizness et donc, s’il voulait se faire une place au soleil, il avait intérêt à ne pas compter son temps ni ménager sa peine, et 2) en partant plus tôt il ne gagnerait pas grand-chose, vu qu’il tomberait dans le plus gros des embouteillages et mettrait deux fois plus de temps à effectuer le trajet bureau-domicile. Si on voulait chiffrer l’opération, il y perdrait trois ou quatre contrats par semaine et il lui en coûterait pas loin de cinquante francs d’essence, tout ça pour rentrer à temps pour le Journal de 20 heures. Pas très rentable. Les clients, par les temps qui courent, ne se bousculent pas au portillon et il faut vraiment se décarcasser pour leur faire mettre la main au portefeuille. Alors bon.
– Je me donne un an, disait-il, pour développer ma clientèle, et on pourra se prendre des vacances en Espagne.
Pourquoi en Espagne, mystère. C’était son idée : des vacances en Espagne, où il n’avait jamais mis les pieds. Caroline non plus. Elle n’avait pas spécialement envie d’aller en Espagne. De toute manière, elle sentait bien que ce n’était pas demain la veille.
Ils venaient d’acheter un trois-pièces dans un immeuble de 1968, en bordure de Paris. Une affaire, et de surcroît un excellent placement: une brique deux, frais de notaire compris. Par un hasard qu’ils hésitaient à qualifier de providentiel (et qui pourtant l’était), ils avaient tous deux touché un héritage, à quelques mois d’intervalle. Ce pactole inespéré (les défunts, de la famille éloignée, avaient de la thune) avait permis à Caroline et à son mari de concrétiser un rêve qui n’en était même pas un, tellement il paraissait hors de portée : posséder un logement à Paris. Ou presque: leur immeuble se trouvait à un jet de pierre du boulevard des Maréchaux, qui ceinture la capitale et marque la frontière entre l’intra-muros et la banlieue. Mais du mauvais côté: côté banlieue.
Question nuisances sonores, ça allait, prétendait le mari de Caroline, car l’appartement était orienté nord-ouest, à l’opposé du boulevard, et toutes les fenêtres étaient en double vitrage: on n’entendait qu’une rumeur assourdie, faible même aux heures de pointe. Mais on l’entendait tout le temps. Le jour, la nuit, on entendait ce murmure ininterrompu, modulé dans les basses – le bruit que ferait un bourdon enfermé dans un bocal. Caroline n’ouvrait jamais les fenêtres et, pour gommer ce bruit de fond, elle mettait la radio, de la musique, n’importe quoi, en réglant le volume juste au-dessus du niveau sonore de la circulation. Souvent, elle appuyait sur la touche de répétition automatique, pour n’avoir pas à changer de disque sans arrêt, et le disque tournait et tournait, jusqu’à ce qu’elle s’énerve d’entendre Les Quatre saisons ou le Best of Pavarotti pour la onzième ou douzième fois consécutive.
Hormis ce désagrément, Caroline et son mari ne pouvaient que se féliciter de leur nouveau logis, plus spacieux et plus pratique que l’ancien. Ils avaient désormais une chambre à part entière, et non une chambre qui se transformait en salon le jour. Celle de Balthazar était, elle aussi, plus grande; il avait plus de place pour jouer aux Duplo. Sur ce point, Caroline en convenait, c’était mieux.
Balthazar était entré à la maternelle en septembre et elle n’avait pas recommencé de travailler. D’abord, il aurait fallu qu’elle cherche du travail. Pas si facile. Son diplôme d’éducatrice lui ouvrait des portes qu’elle n’avait plus aucune envie de franchir. Elle avait travaillé cinq ans en crèche et en halte-garderie, et cette expérience lui suffisait amplement du côté du social et de la petite enfance. Depuis la naissance de Balthazar, elle s’occupait de son fils et de la maison. Elle faisait les courses et le ménage, emmenait le petit au square, préparait les repas; toute la journée, du matin au soir, s’écoulait en tâches fastidieuses, répétitives, épuisantes. Elle pensait quelquefois : je vais devenir folle. Peut-être qu’elle l’était déjà. Se lever à sept heures, la tête encore pleine de bruits parasites et d’une mélasse d’idées confuses, prendre une douche froide pour l’effet coup de fouet, fumer une cigarette en cachette du petit, l’habiller, le faire déjeuner, lui enfiler son manteau, le déboutonner parce qu’il a oublié de faire pipi, le conduire à l’école, faire une partie des courses sur le chemin du retour, passer l’aspirateur, changer de disque, ressortir pour chercher le petit et en profiter pour descendre la poubelle… Son mari essayait autant que possible de l’aider. Il lui avait acheté un lave-vaisselle.
Évidemment, il fallait y aller mollo. Le mari de Caroline avait investi ses indemnités de licenciement dans un cabinet de courtage : il repartait, comme il disait, de zéro. Les frais engagés, plus le crédit de l’appartement, limitaient le train de vie du ménage. La maîtrise des dépenses, observait-il, n’était pas qu’un problème gouvernemental. Il ne reprochait pas à sa femme de ne pas travailler, au contraire : il estimait normal qu’une jeune mère, surtout une éducatrice professionnelle, s’occupe de son enfant. Et puis, si Caroline reprenait un boulot, il faudrait trouver quelqu’un pour accompagner le petit à l’école, le prendre à la garderie, et il faudrait bien entendu rémunérer cette personne (et payer la garderie). Et si le petit tombait malade (il était souvent malade; en fait, continuellement enrhumé), il faudrait que sa mère obtienne des jours, etc. Bref, l’enfer. La meilleure solution, c’était encore que Caroline reste à la maison, pour le moment du moins. Tans pis pour le fric.
Caroline ne savait pas au juste combien son mari gagnait par mois; les comptes étaient très embrouillés et de toute façon, c’est lui qui les tenait. Mais elle sentait bien qu’il y avait là, de sa part, de la générosité. Elle n’avait pas envie de travailler, ni même de penser au travail – les horaires, les collègues, le casse-croûte enveloppé dans une feuille d’aluminium, cette longue servitude grisâtre, monotone, assommante, contre laquelle à la longue on ne sait même plus se révolter. Non, merci.
Il arrivait à Caroline de regretter son indépendance de jeune femme, cette liberté, cette insouciante disponibilité, le courage qu’elle avait à cette époque, les hommes qu’elle rencontrait. Pas les hommes en eux-mêmes, mais le fait de pouvoir les rencontrer, et coucher si elle le désirait. Elle ne gardait pas que de bons souvenirs de cette période de sa vie et, sur la fin, c’est-à-dire vers vingt-quatre, vingt-cinq ans, avant qu’elle ne fasse la connaissance de son futur mari, sa liberté avait tendance à rimer avec solitude et excès de boisson. Il n’y avait donc rien à regretter.
Si quand même – l’argent. Elle en avait. Pas beaucoup, mais elle en avait. Elle n’attendait pas qu’on lui fasse des chèques hebdomadaires pour les courses, pour s’acheter une paire de chaussures ou aller chez le coiffeur. Et puis les hommes. Elle en avait eus, pas forcément les meilleurs, mais elle jouissait. Or, elle ne jouissait plus.
Vu l’heure à laquelle son mari rentrait et l’énergie qu’il avait dépensée pour développer sa clientèle, il ne lui restait plus beaucoup de forces pour honorer son épouse. Il remplissait son devoir conjugal le samedi ou le dimanche, si rien par ailleurs ne s’y opposait (Balthazar hurlant dans son lit, par exemple). Caroline n’avait pas eu d’orgasme depuis son accouchement, et même avant. Depuis qu’elle était mariée, en fait.
Photo d'illustration: collage de Yann Penhouet, Paris, photo JDLT.