L'autre jour, pendant un long et fastidieux trajet en voiture, sur des routes secondaires le plus souvent désertes, l’auto-radio se mit à hoqueter et à grésiller. J’allais l’éteindre lorsque soudain je reconnus, se superposant à la Mer de Debussy, longue et fastidieuse elle aussi, une chanson que je n’avais pas entendue depuis très longtemps, depuis une éternité. Malgré les interférences et l’intense crachouillis de parasites, elle me toucha en plein cœur:
Je traîne avec les loulous dans tous les cafés
Comme un fantôme de la Coupole au Dôme
La fausse balourdise des paroles, le ton décalé, désenchanté, faisaient resurgir, dans une abondance étonnante de détails, un moment particulier de ma jeunesse, enseveli tout au fond de ma mémoire – quelques semaines à Paris, à la fin des années 70, des visages, des gens dont j’ai vérifié sur Internet qu’ils sont tous morts, y compris le chanteur, David McNeil, qui connut un certain succès à cette époque, et dont j’ignorais qu’il était le fils du peintre Marc Chagall. Le premier couplet de la chanson, en associant fantôme et Coupole, me rappela la seule fois de ma vie où je soupai dans la célèbre brasserie de Montparnasse, et les circonstances de ce repas. C'était en 77 ou 78. J’avais vingt ans. Dans ces eaux-là.
J’accompagnais un jeune romancier prometteur (un pléonasme) du nom d’Yves Dangerfield et son attachée de presse, Claude Dalla Torre, une femme qui avait la réputation, dans le petit milieu de l’édition, d’une pythonisse sur son trépied. Mon camarade Yves venait de publier son premier roman chez Grasset. C’était un garçon charmant, un peu timide, un peu pataud, pas tout à fait sorti de l’adolescence, ce qui jouait beaucoup en sa faveur. Claude Dalla Torre lui prophétisait une carrière brillante. Je me demandais quant à moi s’il était homosexuel. C’était d’ailleurs la seule question que je me posais à son sujet, alors même que je connaissais la réponse – à l’évidence, il l’était. Les personnes homosexuelles, en ce temps-là, n’affichaient pas leur homosexualité telle un drapeau, elles ne revendiquaient pas leur appartenance à une minorité, n’en parlaient jamais devant moi, ne glissaient même pas d’allusion, n’en étaient ni fières ni honteuses. Ça s’apparentait au fait d’être juif ou pas, d’aimer Sartre ou pas, d’être abonné à L’Express ou au Nouvel Obs: ça ne vous définissait pas, ou si peu. Restait une interrogation à laquelle j’étais bien incapable d’apporter le début d’une réponse: pourquoi tant de personnes autour de moi (car il y en avait beaucoup d’autres) étaient-elles homosexuelles?
Photo d'illustration: D.R.