Elle se tenait toujours à l'arrière du bus, à proximité de la sortie. Debout, le poing serré sur la barre verticale en métal chromé. Chaque fois que je montais à l'arrêt Maragliano, je la repérais très vite, parmi les passagers compressés les uns contre les autres. En toute logique, elle montait à l'un des arrêts précédents, avant que le 55 ne franchisse le torrent Mugnone (en cette saison, une espèce de cloaque à ciel ouvert, rempli de vase et d’immondices). Si elle prenait le bus à Sesto Fiorentino, en tête de ligne, elle occuperait, supposais-je, une place assise. Mais elle pouvait la céder à une vieille personne, ou à une femme enceinte, ou encore, tout simplement, préférer rester debout, vu la masse compacte de bras et d'aisselles et de ventres dénudés qui s'agglutinaient à proximité des personnes assises. Par conséquent, elle pouvait monter à n'importe laquelle des stations qui précédaient Maragliano.
Chose certaine, la ragazza (pour moi, elle était «la fille») descendait à Santa Maria Novella. Moi-même je descendais à l’arrêt suivant pour me rendre à l'atelier du Dottor Biancone, via Faenza, où je me perfectionnais dans l’art de restaurer des tableaux anciens. Elle était de taille plutôt petite, eurasienne, les yeux légèrement bridés, la peau mate, de la couleur que donnerait un mélange de lait de coco et de curcuma. Les cheveux roses. Toujours un casque sur les oreilles, un modèle imposant. Je me demandais quelle musique elle écoutait. De la K-pop, ou de la techno, supposais-je. C’est le genre qui paraissait lui correspondre. Mais peut-être, qui sait, Maria Callas? Du chant grégorien? Ses paupières restaient constamment mi-closes, et chaque fois que je montais dans le bus, je me demandais quelle serait la teinte du fard qu’elle y avait déposé: elle préférait les teintes poudreuses et sourdes, semblables à celles qu’on voit sur les ailes des papillons de nuit. Mais elle ne s’interdisait pas, à l’occasion, un bleu cobalt, pareil à celui des scarabées, cet insecte sacré de l’ancienne Égypte.
Elle ne souriait pas, ne prononçait pas une parole; ses traits demeuraient impassibles, figés comme ceux d’une Kimmidoll un peu trash. Elle ne montrait aucune émotion, ennui, impatience, agacement, malgré la chaleur poisseuse, les corps en sueur, les voyageurs ballottés d’un côté, de l’autre, au gré des coups de volants et les coups de freins. Les chauffeurs de l’A.T.A.F. mettaient un point d’honneur à conduire leur véhicule avec le maximum de rudesse. Le bus geignait, grinçait, grondait; les tôles tremblaient, les vitres vibraient, le klaxon poussait son cri rauque et strident, et parfois le chauffeur en bras de chemise, col ouvert, se penchait à sa fenêtre pour invectiver un automobiliste ou le pilote d’un scooter. Le trajet n’était qu’une suite d’à-coups, un long ahanement entrecoupé d’accélérations effrayantes sur le bitume crevassé de la Fortezza da Basso, toujours en travaux, de décélérations brutales à l’approche des arrêts, de virages sur les chapeaux de roues. Les secousses vous projetaient soudain vers l’avant, vers l’arrière, comme dans un jeu de quilles. On arrivait à peu près à se maintenir debout parce qu’on était entouré d’un agglomérat de bras, de bedaines, de postérieurs, plus ou moins élastiques. Et pourtant, même aux pires moments du voyage, lorsqu’on pouvait craindre que le bus allait se disloquer, ou emboutir le véhicule précédent, la ragazza ne laissait rien paraître de ce qu’elle ressentait.
Lorsque le moment venait pour elle de descendre, je la voyais se glisser avec une aisance reptilienne entre les individus accrochés aux barres de part et d'autre de la double porte, engager d'abord une épaule, puis l'autre, se faufiler prestement et descendre d'un pas vif sur le trottoir. Les portes louvoyantes se refermaient dans une espèce de chuintement pneumatique accablé, comparable à la plainte d'une bête de somme. Le bus reprenait appui sur ses suspensions, s’élançait à nouveau et poursuivait sa course folle, à toute allure, dans les rues étroites du centre-ville. À peine avais-je le temps de l'entrevoir, marchant avec une sorte de détermination, de hardiesse, comme si elle partait au combat. Elle m'évoquait un boxeur traversant la salle pour monter sur le ring, un gladiateur s'avançant dans l'arène, glaive au poing. Pourquoi la supposais-je capable de violence? Cette impression ne durait qu'un instant, déjà le bus tournait, dans un rugissement du moteur Diesel et un hurlement de douleur des parties mécaniques, et la fille avait disparu de ma vue.
Photo d'illustration: graff de Sun7, Tours, par JDLT.