J’attendais depuis un quart d’heure dans la vitrine d’un café, en me disant que si elle n’était pas là dans les dix minutes, je ne l’attendrais pas plus longtemps. C’était la fin de l’été, le début de l’automne, cette période si agréable, la première quinzaine d’octobre, entre les grosses chaleurs et la grisaille douce et pesante qu’on appelle ici l’hiver. J’avoue que j’étais un peu nerveuse, ou plutôt tracassée, par ce rendez-vous. J’attendais une personne que je n’avais pas vue depuis des lustres, et que d’ailleurs je connaissais à peine. Pour ainsi dire pas du tout. Une amie d’une amie, sortie de ma vie, elle aussi, depuis bien longtemps. Ça ne ressemblait à rien, ce rendez-vous.
Sônia, professeure de fac à Rio de Janeiro, m’avait retrouvée sur les réseaux sociaux, moi, libraire à Bordeaux. Nous portons des patronymes peu courants. Un courriel avait suffi à dissiper toute erreur possible: c’était bien moi, c’était bien elle. Et après? Qu’avions-nous à nous dire? Nous n’étions l’une pour l’autre que de vagues, très vagues accointances. De passage à Bordeaux, dans le cadre d’un symposium, elle m’avait proposé de prendre un verre. J’aurais pu, et sans doute aurais-je dû, refuser, poliment. Tous les prétextes auraient été bons. J’aurais même pu ne pas répondre du tout. Mais j’avais accepté. Pourquoi? C’est la question que je me posais, tandis qu’une mélodie douce-amère, envoûtante, planait, légère, mélancolique, dans ma tête… manhã, tão bonita manhã, matin, si beau matin…
Sur le plan professionnel, le fait que j’organise des rencontres-débats ne pouvait constituer un motif de retrouvailles. Elle était prof de sociologie, un domaine qui ne m’intéresse guère; j’invite de préférence des romancières, parfois des poétesses. Surtout des femmes, plus rarement des hommes, encore plus rarement des célébrités, et jamais d’intellectuelles étrangères. Elle n’avait donc rien à attendre de moi, ni moi d’elle.
Je l’avais si peu connue, en vérité, que je n’arrivais même pas à bien me souvenir à quoi elle ressemblait. Maigre, osseuse, les cheveux longs et raides. Le genre de fille quelconque, qui ne prend pas la lumière, qui n’imprime pas. Était-elle étudiante? En année sabbatique? En y réfléchissant, des détails me revenaient: sa façon de s’habiller, toujours en pantalon de velours, dans des vêtements ternes et trop grands, des coloris kaki, marron. Elle enroulait une longue écharpe autour de son cou. Beaucoup de filles de ma génération, il est vrai, y compris moi-même, cultivaient à cette époque un certain débraillé. Le chic hippie, en version triste et seconde main.
…É nossa manhã, tão bela, afinal, c’est notre matin, si beau… Je doutais de la reconnaître, et je doutais qu’elle me reconnaisse. Je lui avais dit que je porterais un blouson en cuir, que j’avais retiré car j’avais trop chaud… Manhã de carnaval… Énervant, de ne pas pouvoir échapper à cette mélodie, à ces paroles douces et attristantes, qui semblaient remonter à la surface, une par une, du fond du passé, pour me rappeler les beijos perdidos nos lábios teus, les baisers perdus sur tes lèvres…
Un livre était posé sur la table en Formica, à côté de la tasse de café. Un roman d’une débutante, nigériane. Les Nigérianes ont la cote, depuis Chimamanda. Encore cinq minutes et je m’en vais, soupirai-je. Plutôt décevant, d’ailleurs, ce roman: tous les poncifs à la mode. Guy Debord a jadis annoncé ce que serait la société moderne : une immense accumulation de spectacles, qui se veulent révolutionnaires, progressistes, féministes, transgenres, et qui ne sont que des pastiches de la révolution, du progrès, de tout ce qu’on veut. Cette « voix de sa génération », dixit la quatrième de couverture, c’était cela, dès les premières lignes: un pastiche, un simulacre. Tout était parfaitement prévisible, et tout sonnait faux. «Je suis devenue une vieille réactionnaire,» pensai-je.
…Na vida, uma nova canção… J’eus pour moi-même un furtif sourire de moquerie: depuis belle lurette, il n’y a plus, dans ma vie, de scintillant matin ni de chanson nouvelle. La jeunesse s’en est allée, les rêves, les illusions, ce plaisir plus fort que tout de se sentir vivante, cet appétit, cette soif. Et voilà où j’en suis: mesquine, radoteuse. D’ailleurs, je n’arrive plus à lire Le Monde des livres. Derrière la vitrine, le tram glissait sur ses rails et s’arrêtait à la station, en douceur, sans bruit. J’entendis mon prénom et relevai les yeux.
Elle était là, devant moi, un peu penchée en avant, les yeux noisette, immenses, entourés d’un lourd trait de crayon, souriant de toutes ses dents. Un carré de soie autour du cou, le chemisier déboutonné sur la naissance de sa poitrine. Et tous ces cheveux, frisottés, d’un noir à peine strié de blanc, cascadant sur ses épaules. Elle avait pris du poids. Elle avait des seins, maintenant. Pendant une fraction de seconde, j’hésitai à me lever, à l’embrasser, à lui rendre toutes les bises qu’elle me claquait.
– Deux ou quatre? demanda-t-elle avec un accent tropical. Je ne sais plus! Allez, quatre! Il y a si longtemps!
Et elle m’embrassait à qui mieux mieux, en gloussant d’un rire de gorge.
Photo d'illustration: Rochelle Lee (@bestlifanna).