– C’est encore loin? soupira Claire.
Elle portait de grosses lunettes de soleil et s’éventait avec une vieille carte Michelin, le poignet aussi régulier qu’un métronome. Son visage luisait, un peu gonflé par la chaleur et la fatigue, et son débardeur blanc trempé de sueur paraissait gris, comme s’il avait déteint au lavage.
– Bonne question, répondit Philippe qui scrutait la route à la recherche d’un panneau indicateur. Je te remercie de me la poser.
Le pare-brise, en dehors de la zone de balayage des essuie-glaces, était recouvert d'une couche de poussière et de débris d’insectes. Dans l’habitacle surchauffé de la Saab 900, flottait une volatile senteur de cuir et de plastique; les tapis, brossés avant le départ de Bourg-la-Reine, étaient jonchés de miettes, de bouts de papier cellophane et de magazines froissés.
– Tu es sûr qu’il ne fallait pas prendre à gauche?
– Et toi, ma chérie, es-tu bien sûre qu’il fallait prendre à gauche?
Claire haussa les épaules, ramena sa jupe entre ses cuisses, posa ses pieds nus sur le tableau de bord et continua de s’éventer, imperturbable. Elle avait de longues jambes blanches, à peine brunies, les chevilles osseuses, les orteils maigres et un peu crochus.
– J’ai soif, geignit Samantha sur la banquette arrière.
Des bolides surgissaient de nulle part et les doublaient à une vitesse fulgurante avant de disparaître à l’horizon, ne laissant dans leur sillage qu’une masse mouvante de chaleur poisseuse. « Tant qu’on suit le littoral, se rassurait Philippe, on est sur le bon chemin. » Depuis qu’il avait dépassé l’aéroport, son dernier point de repère, il n’avait pas rencontré un seul panneau un tant soit peu explicite.
– J’ai soif! répéta Samantha sur un ton toujours geignard, mais plus revendicatif.
– Oh, ta gueule! grommela Romain qui tripotait les boutons d’une console de jeux portative, les yeux fixés sur le petit écran monochrome où sautillait un minuscule humanoïde aux prises avec une horde d’extra-terrestres voués à la destruction de la planète Terre.
– Je t’ai rien demandé, répliqua la gamine.
– T’es qu’une emmerdeuse.
On entendit sur la banquette arrière un remue-ménage belliqueux, un cri étouffé, et Claire se retourna sur son siège pour assumer l’autorité parentale.
– Tiens-toi un peu tranquille, Sammy, on arrive bientôt! Et toi, Romain, surveille ton langage!
– T’es pas ma mère ! rétorqua le garçon, les yeux pleins de fureur derrière les verres épais de ses lunettes, la bouche tordue par un rictus haineux.
Claire, prise de court, ne sut que répondre: le fils de son mari, après une période de paix relative, était redevenu très hostile à son égard, et prompt à l’injure. Quant à Samantha, il feignait avec ostentation de l’ignorer quand il ne la maltraitait pas.
– Ça suffit, Romain! trancha son père. Je ne veux plus t’entendre! Et baisse le son de ton appareil, s’il te plaît!
Philippe était fatigué. Claire ne conduisait qu’en ville, sur des parcours connus; il avait donc dû se farcir les douze cents et quelques kilomètres d’autoroutes, de nationales et maintenant de départementales (dites provinciales en Italie), et il en avait, littéralement, plein le dos. Il ne reprochait pas à sa femme de ne pas prendre le volant, puisqu’elle ne s’y sentait pas à l’aise, cependant il aurait apprécié de sa part un peu plus de solidarité, peut-être aussi un peu plus de tendresse. Elle était comme les enfants: impatiente, capricieuse. Il releva soudain le pied de l’accélérateur et se pencha pour lire, sur un panonceau, «LIDO DI JESOLO».
Il aperçut du coin de l’œil le sourire de Claire, espiègle, et, dans son décolleté, l’espace plat entre ses petits seins. Elle posa en silence sa main sur la sienne, qui tenait le pommeau du levier de vitesse, et la serra assez fort pour qu’il sente, contre la première phalange de l’index, la dure pression de son alliance.
Photo d'illustration: Gondolier, photo JDLT.