«Dame recherche d'urgence monsieur de compagnie. Présentation irréprochable. Sérieuses références. Débutant accepté.»
«Monsieur de compagnie», me disais-je, soupçonneux et goguenard. Que fallait-il comprendre? Pourquoi cette dame en avait-elle besoin «d'urgence»? Et le «débutant accepté», à la suite des «sérieuses références», me laissait songeur.
J'étais assis, seul, à la terrasse d'un bistrot de Nice, devant une tasse de café noir. Il n'était que huit heures du matin, et il faisait déjà chaud. J'aimerais pouvoir dire que je dilapidais ma belle jeunesse dans les palaces et les casinos de la Côte d'Azur. La réalité était plus prosaïque : j'avais dormi sur un banc de la Promenade des Anglais, et il ne me restait que quelques francs et des centimes en poche.
Mal réveillé, décoiffé, les yeux rougis par le manque de sommeil, je continuai à lire les petites annonces du journal à disposition des clients :
«Cabinet Gerson, 95, Bd Gambetta, Nice – Se charge de ttes missions privées et confidentielles. Recherche ttes natures en tous pays. Agents dans tout l'univers. Enquêtes minutieuses et précises avt mariage. Enquêtes spéciales pr divorce. Surveillance rapp. M. Gerson reç. 10 à 17.»
«Mme Thérèse, Médium voyante, prédit l'avenir et le prouve en disant le passé, méthode italienne inconnue de tous, possède le don de divination naturelle qui ne s'acquiert pas. Consult. tous les jours, dim. et fêtes, 1bis, rue Gounod, Nice»
«Le Cannet. – Quarantaine, excellente famille, bien physiquement et tous rapports, caractère jeune, épouserait monsieur distingué, aisé, désintéressé. – Écrire Havas Cannes…»
Mon camarade de khâgne Hughes des Essarts, plus dégourdi que moi, s'était fait inviter à une surboum par une jeune fille à l'accent chantant, rencontrée sur la plage. J'avais décliné la proposition de les suivre. La solitude m'était parfois pénible, et pourtant j'en avais besoin, comme d'une drogue.
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C'était l'été 1963, l'été de mes dix-huit ans. À Paris, j'errais sur les avenues et les boulevards, le long des quais, dans les squares et les jardins, d'un terminus à l'autre du métro. J'allais au cinéma, aussi souvent que je pouvais. Je lisais beaucoup, tout ce qui me tombait sous la main, Le Métier de vivre, Manon Lescaut, Les Hauts de Hurlevent, Le Journal d'un curé de campagne… Des Série noire, aussi. Je les achetais par trois ou quatre aux bouquinistes du Pont-Neuf, et je les leur revendais quand je les avais lus. Insomniaque, je marchais beaucoup, parfois des nuits entières, le plus souvent seul. Il m'arrivait de croiser, à Pigalle, au Quartier Latin, sur les boulevards de ceinture, des individus peu recommandables, qui me croyaient plus âgé et plus affranchi que je n'étais. L'O.A.S. tirait ses dernière cartouches, des barbouzes de tout poil gravitaient autour de la place Clichy, dans les brasseries de la gare du Nord. Un garçon comme moi, livré à lui-même, aurait pu avoir des ennuis.
Hugues des Essarts m'avait proposé, au débotté, d'aller à Nice, où l'un de ses cousins se rendait pour je ne sais plus quelle raison. Un mariage, peut-être, ou un anniversaire. Nous étions quatre dans la voiture: le cousin Jean-Yves, sa copine Monique, une blonde à la Brigitte Bardot, Hugues et moi. L'auto-radio diffusait des tubes que Monique, en pull à rayures, connaissait par cœur. Elle chantait, sur un ton affligé, «tous les garçons et les filles de mon âge...», et d'une voix pleine d'entrain, «donne-moi ta main et prends la mienne...» L'ambiance à bord de la Panhard était joyeuse. Je veux dire par là que, dans l'habitacle aux banquettes en skaï rouge, tout au long des quelque mille kilomètres, de la dizaine de départements et de la douzaine d'heures séparant Paris de Nice, je percevais parfaitement la bonne humeur et l'insouciance de mes trois compagnons, sans parvenir à y participer moi-même.
Hugues et son cousin, et peut-être la copine de celui-ci, portaient des noms à particule. Même si leur blason n'était plus aussi doré que jadis, ces héritiers de la noblesse d'Empire n'en possédaient pas moins une qualité qui m'était inconnue : la tranquille certitude de leurs origines. Ils savaient qui ils étaient, d'où ils venaient, et ils avaient confiance dans l'avenir.
Je demandai au garçon un deuxième café. J'avais du sable dans les yeux. Du côté du marché aux fleurs, des hommes en tricot de peau, mégot papier maïs au coin de la bouche, déchargeaient des camions de fruits et légumes, s'interpellaient en dialecte provençal, sifflaient les filles. Leur virilité avait quelque chose de fruste et de solaire que je leur enviais, et qui me dégoûtait un peu.
L'annonce de Nice-Matin bénéficiait d'un encadré et ne comportait aucune abréviation, donc plus chère. Était-ce l'indice d'une certaine aisance financière? Je relus : «… monsieur de compagnie… sérieuses références… débutant accepté...»
Par bravade, par bêtise, je demandai un jeton au cafetier et téléphonai au numéro indiqué. Une voix masculine, onctueuse et hautaine, me pria de me présenter villa Araucarias, au numéro 2 du chemin des Araucarias, à Cannes. Et avant que j'aie eu le temps d'articuler une parole, mon interlocuteur raccrocha.
Photo d'illustration: collage (anonyme), Paris, par JDLT.